Fondation de droit suisse reconnue d'utilité publique
Anas Luzitu Maboso, 35 ans
Chef d'entreprise, conseil en gestion d'entreprise
Que peux-tu partager avec nous de ton expérience en tant que noir-e et musulman-ne en Suisse?
Tout d’abord comment je me sens en tant que noir vivant en Suisse. J'ai vécu beaucoup de choses et j'étais conscient du racisme depuis mon jeune âge, mais c'était banal et surtout tabou d'en parler, surtout du fait que nous étions des étrangers de 2ème génération donc "accueillis" par la Suisse, il fallait faire profil bas et être reconnaissants. C'est uniquement maintenant que les langues se délient et c'est salvateur pour tous de pouvoir mettre des mots sur nos vécus.
Depuis petit on a toujours ces habitudes en tant que noir : tu rentres dans le bus, une salle, un restaurant, un magasin, les regards changent. Dans le bus, certaines femmes notamment qui tirent leur sac vers elles. Tu peux te dire une fois que c’est toi qui as mal compris mais quand c’est systématique tu ne peux simplement pas te dire que c’est rien, que c’est toi qui déconnes, etc. Un autre exemple c’est le regard quotidien des gens sur toi, quand tu rentres quelque part, les préjugés, même des connaissances, des gens avec qui tu discutes, "comment c’est en Afrique, est ce que vous vivez encore sous des huttes?", des choses comme ça qui te ramènent toujours à ta couleur de peau. Donc ça c’est la difficulté d’être noir dans un pays majoritairement blanc.
On peut poursuivre avec l’école, les remarques de certains professeurs, les raccourcis du genre un professeur qui m’avait demandé quand j’étais petit en distribuant un document pour une course d'école à toute la classe « est ce que t’es sûr que tes parents arriveront à payer ? ». Cela sans raison apparente et sans connaître ma situation familiale. Des choses comme ça qui te ramènent systématiquement à ta couleur de peau et à ce que tu es en termes de couleur et pas en tant que personne.
Que peux-tu partager avec nous de ton expérience en tant que noir-e parmi les communautés musulmanes?
Je précise qu’il faut parler ici de la question du racisme au sein de la communauté musulmane et non pas dans l’islam. Oui ce racisme existe, et nous le savons tous. C’est vrai qu’il y a un tabou au sein de la communauté musulmane pour en parler. Je pense qu’on ne peut pas parler du racisme au sein de la communauté musulmane sans traiter l’aspect sociologique, et enlever l’aspect religieux. Parce qu’on est tous d’accord sur une chose, c’est que l’islam condamne fermement le racisme. Que ce soit le coran lui-même qui dit qu’un Homme n’est supérieur à un autre que par sa foi, sa spiritualité, ou le Prophète (sbsl) qui a lui-même fortement condamné la pensée raciste en proclamant fermement et de manière explicite que le blanc n’est pas meilleur que le noir et vice-versa, de même que l’Arabe n’est pas meilleur que le noir, ni le noir n’est pas meilleur que l’Arabe. Donc en fait dans l’islam c’est assez explicite au niveau du dogme.
Après, dès qu’on a mis en place ce distinguo, on comprend qu’il faut parler de racisme sociologique et historique. On doit pouvoir parler du racisme sans que ce soit un tabou. Parce que j’ai parfois le sentiment qu’il y a une gêne à parler de racisme parce que justement dans l’islam il n’est pas sensé y avoir de racisme, et que cela pousserait certains à se questionner sur leur foi. Je pense que les personnes qui peuvent avoir du mal à parler du racisme c’est peut-être un peu de peur d’avoir une sorte de miroir devant eux, et de constater finalement qu’ils ont des comportements de type raciste. Cela remettrait du coup leur foi en tant que bon musulman. Je pense qu’il y a cette peur-là et qu’elle est légitime. Mais c’est aussi ça à mon sens qui freine la discussion sur le racisme dans la communauté musulmane.
Et pour les personnes noires musulmanes elles-mêmes la difficulté de parler de ça c’est de se dire que déjà en tant que noir vivant en Occident on subit le racisme venant des Blancs en général, puis en tant que musulman on a ce sentiment d’avoir trouvé par la foi une communauté qui idéalement ne nous juge pas par notre couleur de peau, avant de déchanter en constatant que là aussi on peut vivre des situations et jugements de type raciste. C’est aussi plus difficile de se dire je vais maintenant affronter ceux qui sont mes frères, qui sont ma « famille », les seuls qui sont normalement sensés me considérer comme une personne humaine. Donc il y a une difficulté dans les deux « camps » qui fait que c’est encore plus difficile de parler de la question raciale.
Je pense donc que si on occulte la gêne religieuse, le sentiment de culpabilité, on peut parler du coup du racisme sociologique et historique, venant notamment de l’histoire de l’esclavage perpétrée envers les Noirs. On sait bien sûr que dans les pays Arabes ou Maghrébins il y a du racisme contre les personnes noires ou foncées, et je pense qu’il faut pouvoir en parler.
Le racisme existe au sein de la communauté musulmane, je l’ai vu autour de moi, sans avoir forcément tout vécu. Je l’ai notamment vu dans des cas de mariage mixte. La mixité de mariage est difficile entre Arabes et noirs car j’ai toujours constaté que les Noirs étaient vus comme inférieurs. Même si fort heureusement cela n'a pas été mon cas, étant marié à une tunisienne, et n'ayant constaté aucun sentiment raciste au sein de ma belle famille.
Il y a notamment le fait de se voir systématiquement ramener au compagnon du Prophète : Bilal. Sans dévaluer ce compagnon, il est juste dommage qu'en voulant citer une référence noire dans l'histoire musulmane on ne cite systématiquement qu'une seule personne, et qui plus est un ancien esclave. Il est vraiment dommage de ne pas être capables de citer les nombreuses personnalités noires ayant marqué l’histoire musulmane, telles que le Negus d'Abyssinie, Omar Ibn Saïd, ou plus proche de nous, Malcolm X, un militant de choix qui pourrait faciliter le sentiment d’identification de certains jeunes.
Il y a aussi les mêmes raccourcis qu’on peut entendre en Occident en général « comment c’est en Afrique ? », « Dans quels types de maisons vous vivez ? ».
Et il y a aussi cette forme d’arabisation systématique de l’islam qui fait que le débat tourne quasi toujours autour de la culture arabe. Donc le fait qu’un noir ne se sente pas forcément à l’aise d’exprimer sa propre culture, son propre habillement, sans avoir cette gêne de se dire « si je ne porte pas une djellaba ou ne parle pas arabe je suis moins musulman », c’est un problème. Et c’est dans les deux sens. À mon sens certains Arabes pensent aussi qu’il faut s’arabiser pour être assez musulman. J’ai déjà par exemple entendu à mon sujet « Il est du Congo mais il comprend l’Arabe ». Alors qu’en fait oui je comprends un peu, parle un peu, j’arrive à lire, mais c’est pas important, je pourrais aussi ne pas parler Arabe et être un bon musulman quand même. Donc c’est tous ces codes systématiques: quand on veut s’habiller en étant musulman on va systématiquement mettre une djellaba, alors que la djelllaba est un habit arabe avant tout, c’est pas un habit musulman, il n’y a pas d’habit musulman.
Il m’est arrivé de rencontrer des gens et de me présenter comme musulman et me voir demander de prouver que je suis musulman, en prononçant la shahada (l’attestation de foi), ou en récitant une sourate du coran.
Je pense donc qu’il faut parler du racisme dans la communauté musulmane, pour exorciser le problème, sans penser que cela remettrait en cause notre foi. C’est justement si on ne fait pas ce travail que ça peut s’installer dans les cœurs et les esprits et faire des dégâts avec le temps. Voici un peu ma pensée sur le racisme dans la communauté musulmane.
Comment vis-tu le mouvement actuel Black Lives Matter?
Pour ce qui est de black lives matter. Personnellement oui, je suis content que cette révolte ait eu lieu car ça a permis de débloquer énormément de choses, de débloquer la parole, la gêne qu’il y avait de la part nous-mêmes en tant que noirs par rapport au racisme.
On voit que ce mouvement a ses conséquences, des changements déjà qui sont des bons signaux pour moi. Et je pense que ça peut être l’occasion au sein de la communauté musulmane d’en parler également et pas de faire comme si de rien n'était. Ce que j’ai trouvé dommage c’est de voir que rares sont les prédicateurs qui ont profité de l’occasion pour en parler. Ça pourrait justement être l’occasion d’avoir des forums ou des débats sur la question et de se sentir aussi concerné car c’est une question qui nous concerne tous.